17
Aomamé
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Délivrer les souris
AU JOURNAL TÉLÉVISÉ DE SEPT HEURES, le matin, beaucoup d’informations furent consacrées aux inondations du métro, à la station d’Akasaka-Mitsuké, mais aucune à la mort du leader des Précurseurs, dans une suite de l’hôtel Ôkura. Lorsque le journal de la NHK fut terminé, Aomamé changea de chaîne et regarda d’autres journaux. Mais aucun n’annonça au monde la mort sans douleur de cet homme de grande taille.
Ils ont dû dissimuler le corps, songea Aomamé en grimaçant. Ils en étaient bien capables, selon le pronostic de Tamaru. Mais Aomamé avait du mal à croire que cela se soit réellement passé. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, ils avaient dû réussir à faire sortir le cadavre de la chambre d’hôtel et l’avaient chargé dans une voiture. L’homme était particulièrement grand. Son cadavre sûrement très lourd. Et, dans l’hôtel, il y avait de nombreux clients et employés. De multiples caméras de surveillance étaient installées dans tous les coins. Comment étaient-ils parvenus à emporter le corps jusqu’au parking souterrain sans que personne ne les voie ?
Il y avait toutes les chances pour que, la nuit même, ils aient transporté la dépouille du leader jusqu’au siège de la secte, dans les montagnes de Yamanashi. Et là, ils s’étaient concertés pour savoir comment ils devraient traiter ce corps. On ne devait pas s’attendre à ce qu’ils fassent officiellement connaître sa mort à la police. Dès lors, ils devraient la garder cachée.
Le violent orage localisé et les troubles que ces intempéries avaient occasionnés leur avaient sûrement facilité la tâche. En tout cas, la secte avait évité d’attirer l’attention sur l’événement.
Par chance, le leader ne se montrait pratiquement pas. Son existence et ses actions étaient entourées de mystère. Par conséquent, sa disparition soudaine ne devrait pas être remarquée, au moins pendant un certain temps. La nouvelle de sa mort – ou de son assassinat – ne sortirait pas d’un petit cercle.
Aomamé ne savait pas, naturellement, comment ils s’y prendraient pour combler le vide que sa mort engendrerait. Mais sans doute utiliseraient-ils tous les moyens possibles pour que leur association perdure sous la forme qu’elle avait revêtue jusque-là. Comme l’avait dit le leader, le système continuerait à exister, continuerait à fonctionner, même sans guide. Quelqu’un lui succéderait-il ? Ce problème ne concernait pas Aomamé. Elle avait eu pour mission de tuer le leader, non pas d’anéantir une secte religieuse.
Elle repensa aux deux gardes du corps en costumes sombres. Tête-de-moine et Queue-de-cheval. Une fois qu’ils seraient de retour dans la secte, on leur ferait sans doute assumer la responsabilité de la mort du leader, tué devant leurs yeux sans résistance. Elle imagina qu’on leur donnerait l’ordre de la rechercher et de se débarrasser d’elle – ou de la faire prisonnière. « Vous devez par tous les moyens retrouver cette femme. Inutile de revenir avant ! » leur ordonnerait-on. C’était probable. Ils avaient vu Aomamé de près. Ils avaient du métier et ils brûlaient de se venger. Chasseurs, c’était un rôle qui leur convenait bien. Et puis les cadres de la secte devraient découvrir si quelqu’un avait commandité ce meurtre.
Elle mangea une pomme en guise de petit déjeuner, car elle n’avait pratiquement pas d’appétit. Dans sa main subsistait encore la sensation du moment où elle avait plongé l’aiguille dans la nuque de l’homme. En épluchant la pomme à l’aide d’un petit couteau, de la main droite, elle s’aperçut qu’elle tremblait légèrement. Elle n’avait jamais éprouvé ce genre de sensation. Les autres fois, quand elle avait tué quelqu’un, une nuit de sommeil en effaçait presque le souvenir. Bien entendu, ôter la vie d’un homme n’éveillait jamais de sentiments agréables. Mais jusque-là, ces types ne méritaient pas de vivre. Pour eux, elle ressentait davantage d’horreur que de pitié. Cette fois, c’était différent. On pouvait considérer, d’un point de vue purement objectif, que le leader avait commis des actes inhumains. Mais lui n’était pas un homme ordinaire, en de multiples acceptions. Ce caractère non ordinaire avait sans doute permis, en partie du moins, qu’il se soit situé au-delà des critères habituels du bien et du mal. Et puis sa mort non plus n’avait pas été ordinaire. Après, elle avait eu une réaction singulière. Une réaction pas ordinaire.
Il lui avait laissé une « promesse ». Telle fut la conclusion à laquelle aboutit Aomamé après avoir réfléchi un moment. Le poids de cette promesse subsistait dans sa main comme un signe. Aomamé le comprenait à présent. Peut-être que ce signe ne s’effacerait plus jamais.
Il y eut un coup de téléphone peu après neuf heures du matin. C’était un appel de Tamaru. La sonnerie retentit trois fois puis s’arrêta et vingt secondes plus tard, recommença.
« Évidemment, les types n’ont pas appelé la police, dit Tamaru. À la télé, il n’y a rien non plus. Et rien dans les journaux.
— Mais il est bien mort, je vous l’assure.
— Je le sais. Le leader est mort, il n’y a aucun doute. Il y a eu pas mal de mouvements. Ils ont déjà quitté l’hôtel. Dans la nuit, un certain nombre de gens ont été convoqués par la section locale qui se trouve dans Tokyo. Sans doute pour s’occuper du corps discrètement. Ces gars-là, ils s’y connaissent dans ce genre de boulot. Et puis, une Mercedes-Benz classe S aux vitres fumées et une Hiace aux fenêtres peintes en noir sont sorties du parking de l’hôtel vers une heure du matin. L’une et l’autre immatriculées à Yamanashi. Ils ont sûrement dû arriver au siège des Précurseurs avant l’aube. Il y a eu une perquisition de la police avant-hier mais ils n’ont rien découvert de sérieux. Les flics sont repartis depuis longtemps. Il y a un crématorium sur le domaine de la secte. S’ils jettent le corps là-dedans, il n’en restera rien, pas un seul os. Juste une jolie fumée.
— Inquiétant…
— Ah, oui, moi aussi, ils m’inquiètent, ces gars-là. L’organisation continuera sans doute à fonctionner sur sa lancée un certain temps, malgré la mort du leader. Comme un serpent qui continue à remuer quand on lui a coupé la tête. Même sans tête, il sait bien de quel côté il doit avancer. Et, au bout d’un moment, possible qu’il meure. Ou possible qu’il lui pousse une nouvelle tête.
— Cet homme n’était pas ordinaire. »
Tamaru ne s’exprima pas là-dessus.
« Rien à voir avec les autres », dit Aomamé.
Tamaru mesura les intonations avec lesquelles Aomamé avait prononcé ces mots. Puis il dit : « Moi aussi je peux imaginer. Mais mieux vaut penser à ce qui va arriver. Soyons aussi réalistes que possible. Sinon, nous n’en réchapperons pas. »
Aomamé aurait voulu lui répondre mais les mots ne lui vinrent pas. Elle sentait encore son corps trembler.
« Je crois que Madame aimerait vous parler, dit Tamaru. Vous êtes d’accord ?
— Bien sûr », dit Aomamé.
La vieille femme le remplaça au téléphone. Dans sa voix également le soulagement était perceptible.
« Je vous remercie. À un point que les mots sont impuissants à décrire. Cette fois encore vous avez accompli un travail parfait.
— Merci beaucoup. Mais je ne serais pas capable de le refaire, dit Aomamé.
— Je comprends. Je vous ai demandé l’impossible. Je suis très heureuse que vous vous en soyez sortie sans problème. Et je n’ai nulle intention de vous demander de recommencer une chose pareille. À présent, c’est terminé. Nous vous préparons un endroit calme. Vous n’avez pas de souci à vous faire. Patientez un peu dans ce refuge. Pendant ce temps, nous faisons des préparatifs pour votre nouvelle vie. »
Aomamé la remercia.
« Y aurait-il quelque chose qui vous manque ? Si c’est le cas, dites-le. Tamaru vous le procurera immédiatement.
— Non, à ce que j’ai vu, je crois qu’il y a tout le nécessaire. »
La vieille femme toussota. « Je vous demande de ne pas l’oublier. Ce que nous avons fait est totalement juste. Nous avons châtié cet homme pour les crimes qu’il a commis, empêchant ainsi que cela se reproduise. Nous avons fait en sorte qu’il n’y ait pas d’autres victimes. Vous ne devez pas vous sentir coupable.
— Lui aussi a dit la même chose.
— Lui ?
— Le leader des Précurseurs. L’homme que j’ai traité la nuit dernière. »
La vieille femme resta silencieuse cinq secondes environ. Puis elle dit. « Il le savait ?
— Oui, cet homme savait que j’étais venue pour le tuer. Et, tout en le sachant, il m’a reçue. En fait, il espérait la venue de la mort. Sa santé était déjà fortement détériorée et, de toute façon, il se dirigeait vers sa fin, lentement, mais inéluctablement. J’ai seulement abrégé son attente en supprimant les souffrances terribles qu’il devait endurer. »
La vieille femme parut extrêmement surprise. Elle resta de nouveau muette un instant. Ce qui était exceptionnel chez elle.
« Cet homme… », commença-t-elle. Puis elle chercha ses mots. « Vous voulez dire qu’il souhaitait être châtié pour les actes qu’il avait commis ?
— Ce qu’il voulait, c’était que s’achève le plus rapidement possible sa vie de souffrances.
— Il était donc résolu à ce que vous le tuiez ?
— Exactement. »
Aomamé garda le silence sur le marché qu’ils avaient conclu. Qu’en échange de la survie de Tengo dans ce monde, elle devrait mourir – c’était un accord secret noué uniquement entre l’homme et Aomamé. Elle n’avait pas à le dévoiler.
Aomamé dit : « Ce que cet homme a fait est absolument anormal, criminel, il fallait qu’il soit tué. Pourtant, il possédait quelque chose de spécial. C’est certain.
— Quelque chose de spécial, répéta la vieille femme.
— Il m’est difficile de l’expliquer, dit Aomamé. Cette nature ou cette capacité particulière qu’il possédait, c’était en même temps un fardeau terrible. Et on aurait dit que ça le rongeait de l’intérieur.
— Est-ce que ce serait ce quelque chose de spécial qui l’aurait poussé à commettre ces actes anormaux ?
— Sans doute.
— En tout cas, vous y avez mis un terme.
— En effet », répondit Aomamé d’une voix sèche.
Tenant le combiné de la main gauche, Aomamé ouvrit grand la main droite où lui restait la sensation de la mort. Elle contempla la paume. Aomamé ne parvenait pas à comprendre ce qu’étaient vraiment les échanges polysémiques avec les fillettes. Et cela, bien sûr, elle ne pouvait l’expliquer à la vieille femme.
« Il a l’air d’avoir succombé à une mort naturelle, comme les autres. Mais les adeptes ne le croiront pas. Ils seront persuadés que, d’une façon ou d’une autre, je suis mêlée à la mort du leader. Et comme vous le savez, ils ne l’ont pas déclarée à la police.
— Quoi qu’ils entreprennent désormais, nous vous protégerons de toutes nos forces, dit la vieille femme. Eux, ils ont leur organisation. Mais nous aussi, nous avons des connexions puissantes et des moyens financiers importants. Et puis vous êtes quelqu’un d’intelligent et de prudent. Nous déjouerons leurs plans.
— Et Tsubasa, on ne l’a pas encore retrouvée ? demanda Aomamé.
— Nous ne savons pas où elle se trouve. À mon avis, elle est retournée dans la secte. Elle n’a pas d’autre endroit où aller. Pour le moment, nous n’avons pas trouvé le moyen de la reprendre. Mais il y aura pas mal de confusion en raison de la mort du leader. Peut-être pourrons-nous la récupérer à la faveur de ces troubles. Je dois absolument protéger cette enfant. »
La petite Tsubasa qui se trouvait dans la safe house n’était pas une véritable fillette, avait dit le leader. Elle n’était qu’une de ses formes conceptuelles, dont ils avaient repris possession. Mais il était impossible à Aomamé de transmettre une information pareille. D’ailleurs elle-même ne savait pas ce que cela signifiait. Mais elle se souvenait de la lourde pendule en marbre qui s’était soulevée en l’air sous ses yeux.
Aomamé dit : « Combien de jours environ devrai-je rester cachée dans ce refuge ?
— Quelques jours. Une semaine peut-être. Ensuite on vous attribuera votre nouveau nom et votre nouvel environnement, et vous vous en irez. Loin. Quand vous serez là-bas, nous ne devrons avoir aucun contact, pour des raisons de sécurité. Nous ne devrons pas nous voir pendant assez longtemps. Et, étant donné mon âge, il se peut que je ne vous revoie plus jamais. J’aurais tant aimé ne pas vous entraîner dans des extrémités pareilles. Combien de fois l’ai-je pensé ! Alors, je ne vous aurais peut-être pas perdue. Mais… »
La voix de la vieille femme s’étrangla. Aomamé attendit en silence la suite.
« … Mais je ne le regrette pas. Tout est affaire de destin. Il était impossible que je ne vous implique pas. Je n’avais pas le choix. Il y a là des forces extrêmement puissantes qui se sont mises à l’œuvre et qui m’ont poussée à agir. Et je vous demande de m’excuser pour la tournure que les événements ont prise.
— Mais en échange, il s’est passé quelque chose entre nous. Quelque chose d’important, que nous n’aurions pu partager avec personne d’autre. Ni trouver autrement.
— Vous avez raison, dit la vieille femme.
— Moi aussi, j’avais besoin de ce lien.
— Merci. Quand je vous entends me parler ainsi, cela m’aide un peu. »
Ne plus voir la vieille femme, pour Aomamé aussi, c’était très éprouvant. Elle était l’une des rares personnes avec qui Aomamé s’était liée. Et l’une des seules qui la reliait au monde extérieur.
« Portez-vous bien, dit Aomamé.
— Vous aussi, dit la vieille femme. Soyez heureuse, si vous le pouvez.
— Si je le peux », dit Aomamé. Le bonheur était pour elle quelque chose de très lointain.
Tamaru reprit le combiné.
« Jusqu’à présent, vous ne vous en êtes pas servie ? demanda Tamaru.
— Non, pas encore.
— Il vaut mieux ne pas vous en servir du tout.
— Je serai attentive à répondre à votre espoir », dit Aomamé.
Il y eut un petit blanc puis Tamaru dit :
« Je vous ai bien expliqué, je crois, que j’avais été élevé dans un orphelinat à Hokkaïdô ?
— Après avoir été rapatrié de Sakhaline, parce que vous avez été séparé de vos parents.
— Il y avait dans cet établissement un garçon qui avait deux ans de moins que moi. Un métis de Noir. Je suppose que c’était un enfant né d’un soldat de la base située aux alentours de Misawa. La mère, on ne savait pas trop qui c’était, une prostituée ou une hôtesse de bar, enfin, ce genre-là. Il avait été abandonné par sa mère peu après sa naissance, et amené là. Il était bien plus grand que moi, mais dans sa tête, ça n’allait pas fort. Évidemment, tout le monde autour le martyrisait. À cause de sa couleur de peau, bien sûr. Vous voyez le tableau, je pense.
— Oui, plus ou moins.
— Comme moi non plus, je n’étais pas japonais, par la force des choses, j’ai été chargé de le protéger. Tous les deux, vous comprenez, nos conditions se ressemblaient. Un Coréen rapatrié de Sakhaline et un métis de Noir et de prostituée. Les plus basses des castes. Mais, grâce à ça, je me suis endurci. Lui, en revanche, il n’y arrivait pas. Si je l’avais laissé tomber, il aurait fini par mourir, c’est sûr. C’était un environnement où l’on ne survivait que si on était à la fois malin, rapide et très dur à la bagarre. »
Aomamé écoutait en silence.
« Ce pauvre gars, quoi qu’il fasse, c’était raté. Il était incapable de quoi que ce soit. Même les boutons de ses habits, il ne savait pas les attacher correctement, et il n’arrivait même pas à se torcher. Mais il était très doué pour une chose : les sculptures. Avec n’importe quel morceau de bois et quelques burins, en un rien de temps, il créait une sculpture extraordinaire. Il n’avait pas besoin de commencer par un dessin, l’image était déjà là dans sa tête, et hop, il la réalisait avec beaucoup de précision. Très délicate et pleine de réalisme en même temps. Une sorte de génie. Il était incroyable.
— Il était atteint du “syndrome du Savant” ? dit Aomamé.
— Ah, sûrement. J’ai compris bien plus tard que ça s’appelait le “syndrome du Savant”. Des gens qui ont en eux des talents hors du commun. Mais, à cette époque, personne ne connaissait l’existence de gens comme ça. On les considérait comme des attardés mentaux. C’est sûr qu’il était borné, mais il avait dans les mains une habileté extraordinaire. Pour je ne sais quelle raison, ce qu’il préférait sculpter, c’était des souris. Et ce qu’il faisait était remarquable. On avait vraiment l’impression qu’elles étaient vivantes. Il ne sculptait rien, à part des souris. Tout le monde lui demandait de faire d’autres animaux. Des chevaux, ou des ours. Alors, on l’a emmené au zoo. Mais ça ne l’intéressait pas. On a abandonné, et on l’a laissé faire ses souris. C’est ce qui lui plaisait. Il en a sculpté je ne sais combien, de différentes formes, de différentes tailles, de différentes allures. Le plus bizarre, pourtant, dans cette histoire, c’est que dans cet orphelinat, il n’y avait pas de souris. Il faisait trop froid, et il n’y avait rien à manger. C’était trop misérable pour les souris. Personne ne savait pourquoi il était tellement attaché aux souris… En tout cas, ses souris ont commencé à être connues. Il y a même eu des articles dans les journaux du coin. Pas mal de gens sont venus pour les acheter. Alors le directeur de l’orphelinat, le père je ne sais plus quoi, un catholique, en a déposé dans des boutiques d’art populaire pour les vendre aux touristes. Ça a dû rapporter pas mal d’argent, mais, évidemment, il n’en a pas touché un sou. Ce que c’est devenu, je n’en sais rien, mais peut-être que ceux d’en haut en ont profité. Au gars, on lui donnait juste des burins et des pièces de bois, et il continuait à faire ses souris, jour après jour, dans un atelier. Oh, il était dispensé des corvées dans les champs, de ce côté-là il était tranquille, tout seul, à sculpter ses souris. Rien que ça, c’était une chance.
— Et après, qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Ah, eh bien, je n’en sais rien. Moi, quand j’ai eu quatorze ans, je me suis enfui de l’orphelinat, et après j’ai vécu tout le temps seul. J’ai pris le bac, j’ai rejoint Honshû, et ensuite, je n’ai plus jamais remis les pieds à Hokkaïdô. La dernière fois que je l’ai vu, il était penché sur son établi, et il sculptait obstinément une souris. Dans ces moments-là, il n’entendait rien de ce qu’on lui disait. Donc, je ne lui ai même pas dit au revoir. S’il est toujours vivant, je suppose qu’aujourd’hui encore il continue à sculpter des souris quelque part. Il ne pouvait rien faire d’autre. »
Aomamé attendit en silence la suite de l’histoire.
« Maintenant encore, je pense souvent à lui. La vie à l’orphelinat, c’était terrible. On manquait de nourriture, la plupart du temps, on crevait de faim, l’hiver, il faisait un froid horrible. Le travail était dur, on était affreusement maltraités par les grands. Mais lui, il ne donnait pas l’impression de trouver la vie si pénible. Du moment qu’il sculptait ses souris, il avait l’air heureux. Quand on lui enlevait ses outils, il devenait à moitié fou, alors qu’autrement, il était très calme. Il ne dérangeait personne. Il sculptait des souris sans dire un mot. Il prenait un bloc de bois dans les mains, il le contemplait fixement un long moment pour savoir quelle sorte de souris se cachait là, et quelle était son allure. Et il lui fallait pas mal de temps pour découvrir ce qui allait se manifester à lui. Mais dès qu’il savait, il faisait jouer ses outils et cette souris, il la délivrait du bloc de bois. C’est ce qu’il disait souvent. “Je délivre les souris.” Et la souris qu’il avait délivrée, j’avais vraiment l’impression qu’elle était prête à s’animer. En fait, ce gars, il ne cessait de libérer des souris imaginaires emprisonnées dans des blocs de bois.
— Et vous, vous avez protégé ce jeune garçon.
— Ah, je me suis retrouvé dans cette situation malgré moi. C’était mon rôle. Une fois qu’un rôle vous a été assigné, vous devez le conserver, quoi qu’il arrive. C’étaient les règles du lieu. Et donc, moi, je suivais ces règles. Par exemple, si quelqu’un, pour s’amuser, lui avait confisqué ses burins, j’allais le trouver et je lui cassais la figure. Même si le type en question était plus vieux que moi, ou bien plus costaud, ou s’il n’était pas seul, peu importait, je cognais de bon cœur. Bien entendu, il m’est arrivé aussi de me faire tabasser. Et pas qu’une fois. Mais la question n’était pas de gagner. Que je cogne ou que je prenne une raclée, il fallait que je récupère les burins. C’était ça l’important. Vous comprenez ?
— Oui, je crois, dit Aomamé. Mais finalement, vous avez bien fini par abandonner cet enfant ?
— Il fallait que je vive seul. Je ne pouvais pas me charger de ce gars éternellement. Impossible. Évidemment. »
Aomamé ouvrit encore une fois sa main droite et l’examina.
« J’ai vu quelquefois que vous aviez une petite souris dans la main. Est-ce l’une de celles que cet enfant a sculptées ?
— Ah, eh bien oui. Il m’en a donné une. Je l’ai emportée quand je me suis enfui de cet établissement. Je l’ai toujours aujourd’hui.
— Dites, monsieur Tamaru, pourquoi m’avez-vous confié cette histoire aujourd’hui ? Vous n’êtes pas du genre à raconter des choses sur vous sans raison ?
— Je voulais vous dire que, encore maintenant, je me souvenais bien de ce garçon, dit Tamaru. Non pas que j’aurais envie de le revoir. Non, pas spécialement. À présent, si je le revoyais, je n’aurais rien à lui dire. Simplement, j’ai encore dans la tête, tout à fait vivante, l’image de cet enfant complètement absorbé à “délivrer des souris” d’un bloc de bois, et c’est devenu pour moi une image précieuse. Qui m’a enseigné quelque chose. Ou qui cherche à m’enseigner quelque chose. On en a besoin pour vivre. Une image qui a du sens même si on ne peut l’expliquer avec des mots. Je crois que le sens de notre vie, aux gens comme nous, c’est d’approfondir ce quelque chose.
— Vous voulez dire que ça pourrait être comme notre raison de vivre ?
— Oui, c’est possible.
— Moi aussi, j’ai une image.
— Prenez-en bien soin.
— Entendu, j’en prendrai soin, répondit Aomamé.
— Et puis, il y a une autre chose que je voulais vous dire. C’est que je vous protégerai, autant que je le pourrai. S’il y a quelqu’un que je dois tabasser, qui que ce soit, j’irai et je cognerai. Je gagnerai ou bien je serai battu, mais je ne vous abandonnerai pas.
— Merci. »
Il y eut quelques secondes d’un silence doux.
« Ne sortez pas de l’appartement pendant un certain temps. Un seul pas à l’extérieur et vous seriez dans la jungle. D’accord ?
— D’accord », dit Aomamé.
Là-dessus, la ligne fut coupée. Après avoir reposé le combiné, Aomamé se rendit compte avec quelle force elle l’avait agrippé et tenu serré.
Tamaru a voulu m’indiquer que je suis maintenant un membre indispensable de sa famille, pensa Aomamé, et que du moment que ce lien est établi, rien ne le romprait. Nous sommes quasiment unis par un lien de sang. Aomamé était reconnaissante envers Tamaru de lui avoir envoyé un tel message. Il avait sans doute compris qu’elle traversait une phase difficile. Et puisqu’il la considérait comme un membre de sa famille, il lui confiait quelques-uns de ses secrets.
Pourtant, il lui était insupportable qu’un lien aussi étroit n’ait pu être noué que dans un contexte de violence. Elle avait agi illégalement, assassiné plusieurs hommes, elle était poursuivie, et risquait d’être tuée. Telle était la situation particulière dans laquelle leurs sentiments s’étaient renforcés. Mais aurait-il été possible d’établir cette relation si le meurtre n’avait pas agi comme médiateur ? Auraient-ils pu contracter ce rapport de confiance si elle ne s’était pas trouvée en situation de hors-la-loi ? Ç’aurait sans doute été difficile.
Elle regarda le journal à la télévision en buvant du thé vert. On ne parlait plus de l’inondation de la station d’Asakasa-Mitsuké. Comme l’eau s’était retirée à l’aube et que le trafic du métro était revenu à la normale, l’incident appartenait au passé. Quant à la mort du leader des Précurseurs, elle n’était pas encore officiellement connue. Seule une poignée de gens était au courant. Aomamé imagina le corps de l’homme de grande taille en train de brûler dans un incinérateur porté à haute température. Il ne resterait pas un os, comme l’avait dit Tamaru. Grâce ou douleur, tout se transformerait indifféremment en fumée qui se perdrait dans le ciel du début d’automne. Aomamé pouvait visualiser la fumée et le ciel.
Le journal évoqua l’auteur du best-seller La Chrysalide de l’air, la jeune fille de dix-sept ans toujours introuvable. Cela faisait maintenant deux mois qu’on ignorait ce qu’était devenue Ériko Fukada, dite « Fukaéri ». Le speaker expliqua que la police enquêtait prudemment, après que son tuteur eut signalé sa disparition, mais que, à l’heure actuelle, la situation n’était toujours pas éclaircie. À l’écran, les piles d’exemplaires de La Chrysalide de l’air s’entassaient dans une librairie. Sur le mur était affiché un poster de la jolie romancière. Une jeune vendeuse parlait au micro du journaliste. « Les ventes de ce livre sont encore extrêmement importantes. Moi-même je l’ai acheté et je l’ai lu. C’est un roman très intéressant et débordant d’imagination. J’espère qu’on saura rapidement où se trouve Mlle Fukaéri. »
Le lien entre Ériko Fukada et la secte Les Précurseurs ne furent pas mentionnés. Du moment qu’il s’agissait d’une association religieuse, les médias se montraient prudents.
Toujours est-il qu’on ne savait pas où se trouvait Ériko Fukada. Quand elle avait dix ans, elle avait été violée par son père. Si Aomamé tenait pour vraies les paroles de cet homme, ils avaient eu des échanges polysémiques. Et à travers ces actes, Fukaéri avait guidé vers lui les Little People. Comment avait-il appelé cela, déjà ? Ah oui, PERCEIVER et RECEIVER. Ériko Fukada était celle qui « percevait » les choses, son père, celui qui les « recevait ». Ensuite, l’homme avait commencé à entendre des voix particulières. Il était devenu le représentant des Little People et le gourou de l’association religieuse dite Les Précurseurs. Par la suite, Fukaéri avait quitté la secte. Dans un mouvement de résistance anti-Little People, elle avait formé une équipe avec Tengo pour composer le roman La Chrysalide de l’air, qui était devenu un best-seller. Et puis elle avait disparu. La police la recherchait.
Et moi, pensait Aomamé, la nuit dernière, j’ai assassiné le père d’Ériko Fukada, leader des Précurseurs, à l’aide de mon pic à glace spécial. Les gens de la secte ont transporté son corps hors de l’hôtel et l’ont « traité » secrètement. Aomamé ne pouvait imaginer si Ériko Fukada savait que son père était mort, et, auquel cas, ce que serait sa réaction. Même si l’intéressé désirait mourir et même s’il s’était agi d’une mort indolore, voire miséricordieuse, il n’en reste pas moins, se disait-elle, que, de ma main, j’ai supprimé la vie d’un être humain. Un homme est sans doute seul, essentiellement, mais sa vie ne peut être complètement isolée parce qu’il est forcément relié à d’autres humains. Et, là aussi, d’une certaine façon, je dois assumer la responsabilité de mes actes.
Tengo est également l’un des maillons de la chaîne. Nous sommes tous les deux reliés par les Fukada, père et fille. PERCEIVER et RECEIVER. Où est Tengo à présent ? Que fait-il ? Serait-il partie prenante de la disparition d’Ériko Fukada ? Agissent-ils encore ensemble ? Bien entendu, ce n’était pas le journal télévisé qui allait l’informer du destin de Tengo. Il semblait que, jusqu’à présent, personne ne savait qu’il était, de fait, l’auteur de La Chrysalide de l’air. Mais moi, se dit Aomamé, je le sais.
On dirait que, peu à peu, la distance entre nous s’amenuise. Certaines circonstances ont fait que Tengo et moi avons été amenés dans ce monde. Il semble que nous nous rapprochons l’un de l’autre, comme entraînés par un gigantesque tourbillon. Peut-être un tourbillon mortel. Mais, selon les mots du leader, nous ne pourrons nous rencontrer que par un hasard qui sera obligatoirement fatal. Exactement comme une relation pure se crée à travers la violence.
Elle respira profondément. Puis elle allongea la main vers le Heckler & Koch posé sur la table, en vérifia au toucher sa dureté. Elle s’imagina plongeant le canon dans sa bouche, et appuyant sur la détente avec le doigt.
Un grand corbeau s’approcha brusquement du balcon, se posa sur la balustrade, et croassa brièvement à plusieurs reprises, d’une voix perçante. Durant quelques instants, Aomamé et le corbeau se considérèrent au travers des vitres de la fenêtre. Le corbeau observait les mouvements d’Aomamé dans la pièce tout en roulant ses grands yeux brillants. Il semblait conscient de la signification de l’arme qu’elle avait en main. Les corbeaux sont des animaux intelligents. Ils comprennent qu’un bloc de métal possède une signification importante. Pour quelle raison, on l’ignore, mais ils le comprennent.
Puis, de la même façon qu’il était venu là, il déploya soudain ses ailes et s’envola. Comme s’il avait vu ce qu’il devait voir. Quand l’oiseau eut disparu, Aomamé se leva, éteignit la télévision et soupira. Pourvu que ce corbeau ne soit pas un espion des Little People.
Aomamé commença à pratiquer ses étirements habituels sur le tapis du séjour. Durant une heure, elle rudoya ses muscles au maximum. Elle passa une heure en compagnie des souffrances nécessaires. Elle assigna dans l’ordre chacun de ses muscles, les mit sur la sellette avec sévérité et minutie. Elle connaissait le nom de chacun d’eux, leur rôle, leur nature. Aucun ne pouvait lui échapper. Elle transpira abondamment, son appareil respiratoire et son cœur tournèrent à plein régime, son esprit passa d’une chaîne à l’autre. Aomamé tendait l’oreille vers son flux sanguin et captait l’annonce muette qu’envoyaient ses viscères. Ses muscles faciaux s’agitaient frénétiquement pour mastiquer ce message, comme s’ils prenaient toutes les formes possibles de visages.
Après quoi elle se lava de toute sa sueur sous la douche. Elle monta sur la balance et s’assura que son poids n’avait pas changé. Elle se planta devant le miroir, constata que la taille de ses seins et l’état de sa toison pubienne étaient toujours les mêmes, puis elle grimaça violemment. C’était son rite du matin.
Aomamé sortit de la salle de bains et enfila un ensemble en jersey dans lequel elle bougeait facilement. Puis, pour tuer le temps, elle se livra de nouveau à un examen de tout ce qui se trouvait dans l’appartement. Elle commença par la cuisine. Quels produits alimentaires avaient été préparés ? Quelle vaisselle et quels instruments culinaires ? Elle les passa en revue et les mémorisa. Elle établit un plan sommaire pour décider dans quel ordre elle cuisinerait et consommerait les aliments. Selon ses calculs approximatifs, elle pourrait vivre au moins dix jours sans être affamée et sans mettre le pied dehors. En économisant, elle pourrait tenir deux semaines. Il y avait suffisamment de vivres pour quinze jours, mais pas au-delà.
Ensuite, elle passa en revue le stock des différents produits. Le papier-toilette, les mouchoirs en papier, la lessive, les sacs-poubelle. Rien ne manquait. Tout avait été acheté et rangé avec énormément de soin. Sans doute par une femme. Une telle méticulosité laissait supposer qu’il s’agissait d’une ménagère expérimentée. Qui avait supputé minutieusement, dans les moindres détails, de quoi aurait besoin, et en quelle quantité, une femme de trente ans, en pleine santé, célibataire, qui devrait vivre seule une courte période de temps. Un homme n’aurait pas pu. Ce n’aurait toutefois pas été impossible à un homo attentif et doué d’un sens aiguisé de l’observation.
Dans le placard à linge de la chambre à coucher, avait été préparé tout un assortiment de draps, couvertures, housses de couette, oreillers. Tous sentaient le neuf. Bien entendu, tous étaient unis et blancs. On avait soigneusement évité le moindre caractère décoratif. Les goûts personnels et l’individualité n’avaient pas leur place en ces lieux.
Dans le séjour se trouvaient un téléviseur, un ensemble vidéo, une petite chaîne stéréo. Il y avait aussi un tourne-disque et un lecteur de cassettes. Un buffet en bois, d’une hauteur d’un mètre environ, était adossé au mur opposé à la fenêtre. Elle se baissa, ouvrit la porte, et vit qu’à l’intérieur étaient alignés une vingtaine de livres. Quelqu’un – qui, elle ne le savait pas – avait eu le souci qu’elle ne s’ennuie pas durant le temps où elle serait recluse. Tous les livres étaient neufs, reliés. Ils n’avaient visiblement pas été feuilletés. En parcourant rapidement les titres, elle vit que la majorité étaient des publications récentes. Il lui semblait que certains critères avaient prévalu dans le choix de ces ouvrages, bien que sans doute achetés sur les rayons d’une grande librairie. Si elle n’allait pas jusqu’à déceler des goûts, elle y voyait des signes de jugement. La moitié étaient des essais, le reste, de la fiction. Parmi lesquels, La Chrysalide de l’air.
Aomamé eut un petit hochement de tête. Elle prit le livre et s’assit sur le canapé, où le soleil faisait jouer une douce lumière. Le livre n’était pas épais, et imprimé en gros caractères. Elle contempla la couverture, contempla le nom de l’auteur imprimé là, Fukaéri, soupesa le livre dans la paume de la main et lut le bandeau publicitaire qui l’entourait. Puis elle huma l’odeur du livre. C’était l’odeur spéciale des ouvrages neufs. Il y avait la présence de Tengo dans ce mince volume, même si son nom ne figurait pas dessus. Son corps était passé dans le texte. Après avoir retrouvé son calme, elle ouvrit le livre à la première page.
Une tasse de thé et le Heckler & Koch étaient posés à portée de sa main.